L’auteure commente cet arrêt de la Cour d’appel qui aborde la question de la détermination de l’aptitude de l’inculpé lors du prononcé de la sentence. L’auteure soumet que cet arrêt démontre le souci accordé aux droits fondamentaux des personnes dont l’aptitude est mise en doute et à la protection que le droit leur confère. Elle commente la notion d’inaptitude soulevée par l’arrêt.
INTRODUCTION
Le 28 juillet 2023, la Cour d’appel signe une décision importante dans A.C. c. R. [1] Cet arrêt porte sur la détermination de l’aptitude d’un accusé à recevoir sa peine. La Cour d’appel se prononce sur cette question importante et s’appuie sur les droits fondamentaux au soutien de ses motifs.
I– LES FAITS
À la suite d’un verdict de culpabilité, l’appelant avait été emprisonné avant que le jugement sur la peine ne soit rendu. Toutefois, avant le jugement sur la peine, l’avocat de l’appelant a demandé une réouverture d’enquête afin de présenter une preuve sur l’état mental de son client alors emprisonné. Sa demande fut refusée par la juge sur la base de quatre motifs:
- L’appelant n’avait pas donné le mandat à son avocat de présenter une telle demande;
- La correspondance de l’avocat ne permettait pas au tribunal d’ordonner d’office l’évaluation de l’aptitude de l’accusé;
- Durant le procès, la preuve ne permettait pas à la juge de douter de l’aptitude de l’appelant;
- Les articles visés du Code criminel ne ciblent pas le stade de la détermination de la peine [2].
Fait important, la juge avait entendu le témoignage de l’appelant dans le cadre de l’audition sur la peine et n’entretenait pas de doute sur son aptitude à recevoir sa peine [3].
L’avocat de l’appelant n’avait pas de mandat spécifique de ce dernier pour présenter sa requête. Il s’est autorisé de sa qualité d’officier de justice pour soutenir un intérêt juridique dans sa demande de réouverture d’enquête [4]. Il avait formulé sa demande par un courriel détaillé à la juge, avant le prononcé de la peine en citant des autorités:
I am also of the view that no question of ineffective assistance of counsel arises because defence counsel raised the question of the appellant’s fitness to stand trial. As an officer of the court, counsel was entitled, perhaps even bound, to raise the fitness issue. He could not proceed with the trial of a possibly unfit client unless that issue was dealt with. Michel Proulx and David Layton, in Ethics and Canadian Criminal Law (Toronto: Irwin Law, 2001), at p. 155, deal with the issue as follows:
lt may be that, after obtaining expert advice, the lawyer feels it necessary to launch a fitness hearing and to present evidence. We believe that this drastic step may be justified in limited circumstances. After all, by undertaking the conduct of the case in court, the lawyer is arguably implicitly representing that the accused is fit to stand trial.
Certainly, the lawyer is proceeding on the assumption that the client is exercising some level of decision-making authority within the bounds of a workable professional relationship. If the relationship is fractured by reason of real fitness issues, nonetheless proceeding to conduct the trial undermines the client’s autonomy and the proper role of counsel [5].
Sur l’obligation du juge de désigner un avocat à un accusé, il écrivait dans son courriel:
L’obligation qu’impose au juge le paragraphe 672.24(1) C.cr. de désigner un avocat à l’accusé, même si celui-ci ne le souhaite pas, constitue une exception au principe que quiconque est libre d’être ou de ne pas être représenté par avocat de son choix devant les instances judiciaires [note omise]. La raison s’explique toutefois aisément. Puisque des motifs raisonnables de croire qu’une preuve concernant l’état mental de l’accusé est nécessaire afin de déterminer son aptitude à subir son procès existent, motifs qui ont eux-mêmes justifié l’ordonnance d’évaluation, l’imposition d’une représentation par avocat vise à assurer que les droits fondamentaux de l’accusé, de même que l’équité procédurale, soient respectés. [6] La Cour d’appel du Yukon [note omise] a précédemment stipulé :
[40] Section 672.24 is a mandatory order to appoint counsel for a person who may be extremely vulnerable. The section applies even when the person does not want counsel’s assistance. This is clearly because someone suffering from a mental disorder may not understand the importance of having a lawyer help and guide him or her through the legal system. Further, if the person is found to be unfit, the Crown has an obligation to return the accused to court every two years to ensure they still have a prima facie case: s. 672.33. The accused is entitled to apply to have such a hearing accelerated on the filing of written materials. The assistance of counsel is essential to ensure the fairness of this process.
Pour convaincre la juge, l’avocat s’appuyait sur ses discussions avec l’appelant et son épouse, ainsi que sur le diagnostic de démence émis par la psychiatre qui avait examiné l’appelant en prison. Bien que sans mandat précis de son client, l’avocat estimait avoir le devoir de saisir le tribunal « sur le plan humain [7] » de même que sur la base de son « intime conviction que l’état mental de monsieur doit être évalué [8] ». Il rapportait aussi l’appel à l’aide de l’épouse de son client [9].
II– LA DÉCISION
D’entrée de jeu, la Cour d’appel rappelle un principe établi de longue date: «En droit criminel, il existe un principe séculaire tiré des règles de justice fondamentale selon lequel [n]o person can be rightly tried, sentenced or executed while insane [10]». [11] Elle précise ensuite l’optique dans lequel elle rendra sa décision:
[27] L’enjeu de ce pourvoi oblige à sortir des sentiers battus et nécessite d’adopter une approche créative de sorte à assurer la protection des droits fondamentaux d’un inculpé atteint de troubles mentaux au stade de la détermination de la peine [R. c. J.F., 2022 CSC 17, par. 23].
Elle rappelle que le cadre législatif du Code criminel, depuis 1992, est un « régime complexe et exhaustif pour les accusés atteints de troubles mentaux [12]».
L’article 2 du Code criminel définit l’inaptitude d’un accusé comme suit :
«Inaptitude à subir son procès»: Incapacité de l’accusé en raison de troubles mentaux d’assumer sa défense, ou de donner des instructions à un avocat à cet effet, à toute étape des procédures, avant que le verdict ne soit rendu, et plus particulièrement l’incapacité de:
A. Comprendre la nature ou l’objet des poursuites;
B. Comprendre les conséquences éventuelles des poursuites;
C. Communiquer avec son avocat.
Ainsi, le régime ne vise que la situation de l’accusé dont l’aptitude est mise en cause avant le verdict [13]. Pour la Cour, le silence de la loi ne saurait diminuer les garanties constitutionnelles conférées à un inculpé à toutes les étapes des procédures criminelles, y compris celle de la peine [14]. Elle conclut donc que la preuve nécessaire pour déterminer l’aptitude d’un inculpé ne s’établit pas uniquement sur la base du droit codifié, mais également
sur les principes de justice fondamentale qui obligent tout tribunal à garantir le respect des intérêts vitaux d’un inculpé (…) le droit à une défense pleine et entière au stade de la peine et celle de ne pas être soumis à une procédure inéquitable en raison de l’absence de connaissance directe, de la part du délinquant, des procédures qui se déroulent devant lui [note omise] [15].
La Cour écrit: «advenant une conclusion d’inaptitude autre que passagère», l’instance sera suspendue et il «appartiendra au régime civil en matière de soins de la personne de prendre le relais» [16].
Dans son analyse, la Cour rappelle qu’il ne fait aucun doute que l’accusé doit être présent non seulement physiquement, mais aussi mentalement à toutes les étapes des procédures criminelles [17]. Elle insiste sur «l’importance de la pleine lucidité de l’accusé au stade de l’infliction de la peine» [18] et sur le respect des droits fondamentaux de l’inculpé [19].
Elle s’appuie enfin sur le «pouvoir discrétionnaire résiduaire du juge au procès nécessaire à assurer la protection d’un droit fondamental» pour conférer au juge le pouvoir de déterminer l’aptitude de l’accusé après le procès (et non pas à subir son procès) [20].
La Cour d’appel conclut qu’il convient qu’une ordonnance de suspension visant les procédures, pour la sécurité du public et pour l’appelant en particulier, soit notifiée au Curateur public du Québec, au Procureur général du Québec et au Tribunal administratif du Québec [21].
Enfin, elle écarte le motif retenu par la juge quant à l’absence de mandat donné à l’avocat:
On ne s’attend pas d’un inculpé inapte qu’il soit capable de communiquer efficacement avec son avocat aux fins de lui confier un mandat de cette nature. C’est pourquoi la déclaration d’un officier de justice chargé de protéger les droits fondamentaux de son client et de toujours agir dans l’intérêt de la justice est une considération lourde de sens au moment de se pencher sur une requête de la nature de celle dont était saisie la juge. De toute façon, l’obligation impartie à la juge de voir au respect des droits fondamentaux de l’appelant rendait inutile de s’interroger plus avant sur le mandat de son avocat, la question de l’aptitude pouvant de toute façon être soulevée d’office [22].
La Cour conclut à l’erreur de droit de la juge de n’avoir pas tenu d’enquête sur l’inaptitude de l’appelant, essentielle pour protéger les droits fondamentaux de l’inculpé [23]. Elle accueille donc la requête en autorisation d’appel et renvoie le dossier à la Cour du Québec pour que soit entendue la preuve concernant l’état mental de l’appelant afin de déterminer son aptitude à recevoir sa peine.
III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE
Par cet arrêt, la Cour d’appel sort des sentiers battus. Aux dires de la Cour, des situations comme celle-ci sont nombreuses [24]. Il y avait donc une volonté et une nécessité de se pencher sur la situation des inculpés à recevoir leur peine et de déterminer le droit applicable.
L’arrêt suscite plusieurs points d’intérêt. Nous commenterons ceux qui se rattachent aux droits de la personne.
Inaptitude de la personne
La Cour mentionne à plusieurs reprises que la situation porte sur une «personne inapte». On comprend qu’elle réfère à une personne qui serait inapte à recevoir sa peine, une personne dont les capacités cognitives affectent sa compréhension de sa situation légale. En d’autres mots, une personne privée de comprendre la teneur et la portée de la sentence qui sera ordonnée (détention de 18 mois vs 5 ans).
On recourt de plus en plus souvent au terme «inaptitude». Or, cette notion doit se lire dans un contexte précis. Ce sont des pertes de capacités qui sont évaluées afin de déterminer si une personne maintient son aptitude dans telle ou telle activité. L’aptitude est présumée [art. 4 CcQ] tandis que l’inaptitude d’une personne doit être démontrée. Elle doit donc être déterminée selon l’objectif en cause : confier un mandat, refuser des soins, administrer des biens, etc. L’inaptitude peut se rattacher par exemple à celle de témoigner, de faire un testament, de consentir à un hébergement, de lire, de rendre compte, etc.
L’inaptitude d’une personne découle d’un état, d’une maladie, d’un handicap, d’une déficience ou d’un accident. En d’autres mots, elle ne découle pas d’un diagnostic. Elle se rattache à une perte de capacités (p. ex. une maladie, un AVC, etc.) ou un défaut de capacité (p. ex. une personne mineure, avec une déficience de naissance, etc.). Cet état ou cette maladie devra affecter la capacité de la personne à comprendre.
Ainsi, le fait qu’une psychiatre ait posé un diagnostic de démence ne permet pas de conclure à l’inaptitude de la personne. Il soulève cette possibilité. Le psychiatre se forme une opinion qui se traduit par une impression diagnostique. Elle peut varier dans le temps. On parle même de «profil de démence», par prudence. L’émission d’un diagnostic n’entraîne pas automatiquement l’inaptitude. Elle devra en découler et être qualifiée.
Ainsi, il arrive qu’une personne même porteuse d’un diagnostic de démence demeure apte à comprendre la situation juridique dans laquelle elle se trouve. Elle peut conserver son aptitude à administrer ses biens même si elle est «affligée d’un trouble mental», pour reprendre l’expression de la cour d’appel [25], voire être en mesure de prendre des décisions pour elle-même. Bien qu’elle ait reçu un diagnostic de démence, elle peut conserver son aptitude à consentir à des soins ou à les refuser [art. 10 et s. CcQ]. De même, elle peut conserver son aptitude à prendre des décisions pour elle-même ou administrer ses biens [art. 256 et s. CcQ]. Elle peut saisir le rôle des acteurs devant l’instance judiciaire, voir comprendre partiellement sa situation.
Comme l’arrêt fait référence à une «personne inapte», selon un diagnostic de démence émis par une psychiatre en plus des préoccupations valides de l’avocat sur les troubles mentaux manifestés par son client, il importait de clarifier cet aspect avant de livrer nos commentaires sur le renvoi au régime civil.
Renvoi au régime civil
La Cour d’appel donne le relais au régime civil en matière de soins de la personne pour intervenir, le cas échéant [26]. Ce faisant, elle suggère que l’évaluation de l’inaptitude de l’appelant reposera entre les mains des professionnels de la santé. Ceux-ci, en particulier les psychiatres et les neurologues, sont appelés à se prononcer sur l’inaptitude d’une personne sujette à un diagnostic de démence.
Depuis son arrêt de 1994, les professionnels évaluent l’inaptitude à consentir à des soins à l’aide de critères établis par la législation de la Nouvelle-Écosse. Ils analysent la compréhension que la personne a des soins requis par son état de santé, de leurs avantages et bénéfices, et des risques s’ils ne sont pas prodigués, lorsque l’inaptitude d’une personne à consentir aux soins est soulevée en raison de son état, d’une maladie ou d’une déficience.
En conséquence, on peut s’attendre à ce que le renvoi au régime civil conduise à l’évaluation de l’inaptitude de la personne à recevoir et à comprendre une condamnation criminelle. Les professionnels évaluateurs pourront s’inspirer des critères énoncés à l’article 2 du Code criminel. Il aurait été utile, à notre avis, que la Cour définisse ou suggère l’aptitude requise au stade de l’émission de la peine : comprendre sa situation, comprendre la portée de la sentence, être en mesure de donner des instructions à son avocat en réponse aux représentations du poursuivant, etc.
Rôle de l’avocat d’une personne en situation d’inaptitude
Il est par ailleurs intéressant de souligner le poids accordé par la Cour d’appel à la démarche de l’avocat qui représentait l’appelant, une personne qu’il considérait comme inapte à lui confier un mandat. À juste titre, la Cour d’appel redresse le jugement de première instance à ce sujet en reconnaissant la validité de sa démarche.
Dans le régime civil, il est devenu fréquent, en matière de représentation des personnes dont l’intégrité ou la capacité est en litige, de demander au tribunal l’autorisation de représenter la personne concernée. La nomination d’un avocat pour représenter une personne peut également être faite à la demande du tribunal [art. 90 Cpc]. Ainsi, la Cour supérieure s’assure généralement qu’une personne qu’elle estime inapte à faire valoir ses droits dans l’instance soit représentée par avocat afin qu’elle puisse être entendue et que ses droits fondamentaux soient respectés.
Rôle du curateur public
La Cour d’appel demande que le Curateur public du Québec soit informé de sa décision. On peut comprendre l’intention de la Cour d’assurer une protection à la personne inculpée. En vertu de l’article 1 de sa loi constitutive, le Curateur public a comme mission de veiller à la protection des personnes inaptes [27]. Toutefois, il faut se garder de déduire que le Curateur public aurait les pouvoirs de remplir sa mission dans ce contexte précis.
Dans les faits, le rôle du Curateur public est très limité. Tout d’abord, il n’a pas les pouvoirs de s’imposer pour protéger une personne et il ne peut la représenter que s’il est nommé par un tribunal. Ensuite, dans tous les cas où une personne a besoin de protection, il doit trouver un membre de la famille afin de protéger et de représenter la personne inapte à exercer ses droits civils. En outre, il intervient rarement dans des situations vis-à-vis de personnes incarcérées. Il confie plutôt à un avocat le mandat de représenter la personne concernée dans le dossier, sur autorisation du tribunal. Enfin, il n’a pas les ressources humaines pour répondre de quelconque façon à l’interpellation du tribunal, laquelle survient occasionnellement.
CONCLUSION
En définitive, voilà un arrêt fort intéressant qui porte sur une problématique de plus en plus soulevée devant les tribunaux : l’aptitude des personnes à exercer leurs droits. En accordant à l’avocat le droit de présenter la requête pour permission sans instructions précises de son client, la Cour d’appel donne préséance à l’accès à la justice aux personnes en perte de capacités. Son arrêt s’inscrit dans la foulée des jugements qu’elle a rendus depuis 15 ans, par lesquels elle met au coeur des préoccupations les droits fondamentaux des personnes dont on doute de l’aptitude. Gardant en mémoire nos réserves sur une conclusion d’inaptitude à partir d’un diagnostic médical posé chez l’appelant à une occasion, cet arrêt demeure éloquent et enrichit notre droit en plus de réitérer l’importance du respect des principes de justice fondamentale.
Ce billet est tiré de l’article intégral initialement publié dans Repères, édition de février 2025, sur le site Web des Éditions Yvon Blais.
[1] A.C. c. R., 2023 QCCA 988, EYB 2023-529105.
[2] Op. cit. Par. 12.
[3] Op. cit. Par. 13 et 16.
[4] Op. cit. Par. 8.
[5] Par. 19.
[6] Ferland c. R., 2020 QCCA 1043, par. 59
[7] A.C. c. R., 2023 QCCA 988, Par. 19.
[8] Op. cit. Par. 20.
[9] Op. cit. Par. 21.
[10] R. v. Leys (1910), 17 C.C.C. 198 (C.A. Ont.). Voir, au même effet: R. v. Dyson (1831), 7 Car. & P. 303-305, 173 E.R. 135, p. 306-7 (R.-U.).
[11] A.C. c. R., 2023 QCCA 988, Par. 7.
[12] Op. cit. Par. 29.
[13] Op. cit. Par. 37.su
[14] Op. cit. Par. 38.
[15] Op. cit. Par. 40 et 44.
[16] Op. cit. Par. 42 et 93-96.
[17] Op. cit. Par. 45-47 et 53.
[18] Op. cit. Par. 50.
[19] Op. cit. Par. 53-57.
[20] Op. cit. Par. 74.
[21] Op. cit. Par. 97.
[22] Op. cit. Par. 101.
[23] Op. cit. Par. 105-106.
[24] Op. cit. Par. 115.
[25] Op. cit. Par. 27-28.
[26] Op. cit. Par. 42 et 96.
[27] Op. cit. Par. 101.