En mars 2022, le CIUSS auquel se rapporte le Centre d’hébergement où réside Sofia intente une procédure légale contre elle. La demande judiciaire vise à la déplacer dans une unité spécifique pour les patients ayant des troubles de comportement, pour une période de trois ans, en raison de ses comportements qui mettent sa sécurité et celle des autres en péril.

Sofia et sa famille contestent cette demande.

Faits à l’origine

Sofia a 50 ans. Elle souffre de sclérose en plaques (SEP) avancée. Elle réside depuis 13 ans sur une base volontaire au Centre d’hébergement Armand-Lavergne (CHAL), au sein d’une unité de vie, en raison des limitations physiques qui l’affectent. Elle ne peut se déplacer qu’en fauteuil roulant. Elle ne peut s’alimenter ni veiller à son hygiène personnelle sans aide. Pour fumer, elle doit attendre qu’un préposé lui donne sa cigarette et l’allume pour elle. Incapable d’utiliser ses doigts pour tenir sa cigarette, elle doit utiliser un robot fumeur et doit le faire au fumoir, et non dans sa chambre.

Elle a des consignes à respecter en ce qui concerne son fauteuil roulant. Un accident s’est déjà produit à la cafétéria alors qu’elle avait fait tomber un panneau de plexiglas; un autre lors duquel elle aurait heurté une employée. On le lui a reproché et elle reconnaît qu’elle a contrevenu aux règles de vie du CHAL. Sofia n’aime pas les règles. Son refus de s’y plier est une source d’inquiétudes pour l’équipe soignante. Celle-ci lui a proposé d’emménager dans l’unité spécifique réservée aux usagers ayant des problèmes de comportement.

Sofia a visité l’unité et refuse d’y vivre. Elle croit que les usagers qui s’y trouvent ont des problèmes de santé mentale, ce qui n’est pas son cas. Elle appréhende d’être contrainte de vivre dans un tel milieu.

Audition en salle de cour pour contraindre Sofia à vivre au sein d’une unité spécifique pour les personnes souffrant de troubles de comportement

Depuis l’été 2022, les personnes visées par des demandes judiciaires de soins doivent être entendues en personne par le tribunal, car ces demandes soulèvent des questions de droits fondamentaux. Le transport à la cour comporte souvent des défis supplémentaires pour les parties souffrant d’un handicap. N’eût été la contribution de sa famille, Sofia aurait dû recourir au transport adapté en raison de la taille de son fauteuil roulant qui se compare à celle d’un triporteur. Sofia peut en actionner le mécanisme, mais requiert souvent de l’assistance pour rendre sa position plus confortable.

Le tribunal a entendu une preuve contradictoire: les témoins et les arguments du CIUSSS contredisaient ceux de Sofia et de ses témoins. Pour le CIUSSS, le psychiatre entendu en virtuel et, la gériatre et une infirmière du CHAL entendues en salle de cour, ont expliqué pourquoi le tribunal devait conclure que Sofia était inapte à refuser le transfert à l’unité spécifique et en quoi ce transfert lui serait bénéfique. Ils ont aussi exposé en quoi Sofia est une usagère difficile à gérer, tant pour sa sécurité que pour celle des autres.

En soutien à la défense de Sofia, son neurologue depuis 30 ans, spécialiste de la SEP, a été entendu à distance, de même qu’elle et sa sœur qui ont été entendues en salle de cour. Fait inusité, le CIUSSS a accepté que le rapport de la psychiatre qui avait évalué Sofia en mai 2022 soit déposé sans sa présence et sans son témoignage. Sa conclusion était à l’effet que les capacités cognitives de Sofia sont normales:

… is a 50-year-old woman suffering with chronic progressive demyelinating illness, who does not present a psychiatric diagnosis and whose cognitive status appears intact despite severe neurological disease and motor impairment.

Dans son témoignage, la sœur de Sofia a déploré l’approche du CHAL de mettre l’accent sur les manquements de Sofia. Elle a fait valoir que la pandémie a limité la présence de la famille auprès de sa sœur et a accentué le désœuvrement de cette dernière. Elle croit que Sofia, qui a déjà montré qu’elle peut changer son comportement, n’a pas à être placée au sein de l’unité spécifique.

Principes applicables

Le tribunal était donc face aux opinions de quatre médecins sur les capacités cognitives de Sofia. Mais il était aussi saisi du témoignage de Sofia et de sa défense. Il devait se prononcer sur la compréhension qu’elle a de la demande faite au tribunal. Il a retenu qu’elle comprend la preuve du CIUSSS, qu’elle reconnaît ses torts, qu’elle offre des explications crédibles pour certains reproches, qu’elle fait preuve d’autocritique et qu’elle a une compréhension adéquate des enjeux de sécurité. Le tribunal a aussi retenu qu’elle a démontré être capable de modifier son comportement, sans intervention professionnelle, en cessant de consommer du cannabis.

La question de la compréhension qu’a une personne de sa situation et de la demande devant le tribunal est primordiale pour ce type de demande judiciaire. Un tribunal conclura à l’inaptitude à consentir aux soins que s’il est convaincu que la personne ne comprend pas la demande. Ainsi,

«Son désaccord avec l’approche préconisée par la partie demanderesse [CIUSSS] ne démontre pas son inaptitude.»

«La démonstration d’un diagnostic en soi ne suffit pas : il faut aussi démontrer que cette condition mine la capacité de comprendre.»

«Le fait que [Sofia] ait accepté de visiter l’unité spécifique avant de prendre position sur l’hébergement proposé manifeste une capacité minimale de concevoir des bénéfices à cette proposition. La résistance de [Sofia] contre cet hébergement est beaucoup basée sur le malaise qu’elle y a ressenti lors de sa visite, malaise qui ne traduit pas en soi une incapacité à comprendre qu’il y existe aussi des avantages.»

En définitive, pour le tribunal, Sofia «a une perception réaliste des pertes que cet hébergement susciterait dans sa vie tant au niveau de ses relations sociales, qu’au niveau de la jouissance de sa liberté, avec des effets néfastes au niveau de son bien-être mental.»

Réflexions

La question de la santé mentale était au cœur de la situation de Sofia et de la décision du tribunal. L’impact d’un hébergement, d’un transfert d’unité, de tout soin, dirions-nous, suscite généralement des questions liées aux conséquences des décisions sur la santé mentale des personnes visées. L’équipe de soins soutient inévitablement qu’il y va de l’intérêt de la personne. Mais elle sous-estime souvent l’impact sur la santé mentale. L’équipe est confrontée à des questions de commodité, de sécurité des lieux. Elle a une vaste expérience de la clientèle sur laquelle elle se base pour présenter une demande visant à forcer une personne contre son gré.

Bien que les personnes visées par une procédure légale soient souvent privées d’expliquer à l’équipe de soins, de manière rationnelle, le malaise qu’elles ressentent à «aller vivre avec les fous» — comme l’a affirmé Sofia —, elles sont fréquemment en mesure de l’énoncer au tribunal si on leur en donne l’occasion.

Et puis, un tribunal ne peut pas faire abstraction de la preuve en défense. Il doit faire une analyse attentive de toute la preuve. Avec justesse, il a relevé que Sofia doit faire face à d’importantes limites à son autonomie en raison de sa maladie physique. Il écrit:

«Son équilibre, son bien-être et sa dignité se rattachent au peu de liberté qui lui reste accessible, de même qu’a la capacité d’exprimer sa personnalité et son identité […]».

Et il conclut,

«L’hébergement en unité spécifique risquerait de causer de lourdes pertes à [Sofia]. Sa sécurité physique y serait peut-être mieux assurée mas ce serait au détriment de sa santé mentale, comme l’a fait valoir [sa psychiatre]. D’autres avenues doivent être considérées pour améliorer la sécurité de [Sofia] et son comportement avant de lui imposer une épreuve psychologique et émotionnelle aussi importante.»

Divers choix s’offrent toujours. Ils doivent toutefois inclure la personne — en reconnaissant les difficultés que peut poser son comportement à la sécurité de son entourage — de même que la famille et les proches (si la personne est d’accord) et le personnel soignant, dans le but premier de trouver une solution commune. Il s’agit là, sans aucun doute, d’un défi de taille pour les unités de soins.

Post-scriptum

Vous vous souvenez de l’histoire d’Éléonore qui faisait face à une demande visant à forcer son hébergement? L’hôpital, qui n’avait pas eu gain de cause, n’est pas retourné devant le tribunal pour la contraindre. Elle a ainsi évité une autre présence contraignante à la cour.