Au moment des événements, Micheline a 76 ans. Friande de plein air, de marche et de vélo, elle a développé un intérêt pour l’observation des oiseaux. Elle et son compagnon de l’époque se promènent quotidiennement dans un parc régional.

À l’été, lors d’une de ces promenades, elle s’approche d’un étang pour mieux observer les canards. Contre toute attente, en voulant poser le pied sur une marche de bois pour atteindre la descente vers l’étang, celui-ci s’enfonce plutôt dans un trou de près de 15 cm de profondeur, longeant la contremarche. Elle tombe et gît couchée au sol, le visage dans les arbustes, lorsque son compagnon la rejoint. Transportée à l’hôpital, on diagnostique une fracture de la malléole externe.

Poursuite civile

Micheline ne pense pas immédiatement à poursuivre la ville, responsable de l’entretien du parc régional. Au lendemain de l’accident, des proches prennent des photos et des mesures du trou sur le lieu de l’événement. Micheline souffre et fait face à de multiples inconvénients qui bouleversent son quotidien : déplacements fréquents à l’hôpital, incapacité de vaquer seule à ses soins d’hygiène, impossibilité de s’adonner à l’entretien de sa maison, immobilisation presque complète pendant dix semaines, et ainsi de suite.

Neuf mois après son accident, elle dépose une poursuite afin d’obtenir une compensation pour tous les inconvénients et désagréments subis. En dépit des pourparlers qui ont lieu avant l’audition, les parties n’arrivent pas à s’entendre. Alors que le dossier est fixé à procès, Micheline reçoit une proposition de règlement hors cour, peu de temps avant les Fêtes. Après mûre réflexion, elle la refuse. Elle sait qu’aller en cour n’est pas une partie de plaisir, qu’elle pourrait faire autre chose de son temps, que le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle et qu’elle sera très stressée par l’exercice. Elle prend néanmoins la décision d’aller de l’avant. Une audition a lieu, 33 mois après son accident.

Audition devant la Cour du Québec

Le juge assigné à la cause affiche indéniablement de l’expérience. D’entrée de jeu, il indique que le dossier lui a été remis pour une audience d’un jour, et qu’il est à la semi-retraite. Son expression faciale restera sévère tout au long du procès. Il s’indisposera face à des comportements non verbaux dans la salle. Il scrutera les témoins de part et d’autre, sans montrer de signes permettant de connaître son appréciation des témoignages. Micheline s’en inquiète.

C’est elle qui doit relater les faits et exposer la situation à l’ouverture de la preuve : sa connaissance du parc et de ses règlements concernant les accès aux sentiers, les affiches et panneaux, la configuration des lieux, l’état du sentier, l’ensoleillement, les distances, les dimensions, son accident, la douleur intense, son transport en ambulance, les inconvénients pendant des mois, la privation de ses activités habituelles pendant 18 mois, l’annulation d’une croisière planifiée depuis quelque temps, les soins de réadaptation, et ainsi de suite.

Elle subit un court contre-interrogatoire qui vise à mettre en doute son souvenir des lieux et des événements. À la fin de son témoignage, elle ne sait plus si elle portait ou non des lunettes de soleil. Elle n’arrive pas à répondre clairement à la question du tribunal qui cherche à savoir où se situait le soleil lorsqu’elle se dirigeait vers la plate-forme d’observation de l’étang.

Son témoignage terminé, elle retourne à son fauteuil, fatiguée, les joues rouges, malheureuse d’avoir pu faillir à la tâche. Mais le juge accueillera sa réclamation et celle de son conjoint, en ces termes :

« […] une municipalité qui met à la disposition du public un parc doit veiller à ce que les installations qui en font partie ainsi que l’aménagement des lieux fassent l’objet d’un entretien constant et d’une surveillance régulière afin de s’assurer qu’aucune situation dangereuse ne peut se créer et causer préjudice aux utilisateurs.

[…] en raison de sa profondeur, le trou faisait en sorte que […] la situation était dangereuse, cachée et comportait une connotation d’anormalité et de surprise constituant un piège.

[…] En laissant se créer un piège par un manque d’entretien et de surveillance, les défenderesses ont failli à leurs obligations et elles sont responsables des dommages causés aux demandeurs. »

Commentaires

Établir une preuve devant un tribunal relève souvent de l’exploit. Une préparation laborieuse, un risque omniprésent, une incertitude de l’écoute du tribunal, l’inexpérience du processus judiciaire, l’inquiétude de livrer correctement son témoignage, de manière claire, précise et complète. Pour la victime, le fardeau est d’autant plus lourd du fait qu’elle a vécu l’accident, que revivre la séquence d’un événement tragique est douloureux, que la mémoire des événements s’estompe généralement avec les années, qu’un contre-interrogatoire est généralement confrontant, même bien préparé.

L’histoire de Micheline révèle que justice peut être rendue, même contre une municipalité, même victime d’un accident à 76 ans. La détermination, le caractère raisonnable de la démarche, les attentes honnêtes, le souvenir des événements, la préparation, les moyens de preuve visuels, et l’authenticité constituent des gages de succès. Peu importe le tribunal, judiciaire ou administratif, ces éléments favorisent le succès d’une poursuite. Et par-dessus tout, dans la représentation des victimes, il faut un respect mutuel et une confiance absolue entre le plaignant et son avocat.