Des pleurs ont éveillé l’attention d’Elsa, qui visitait sa mère au Manoir, une résidence privée pour personnes âgées. La voisine de la chambre adjacente gémissait. Elsa ignorait alors qu’elle s’engagerait à la défense des droits de Lucie.

Lucie, âgée de 71 ans, a emménagé à la résidence à la suite d’un examen cardiaque passé à l’hôpital qui l’empêchera de retourner vivre dans son condo.  Sa cousine qui a un mandat de protection suggère qu’elle soit hébergée. Dans un enchaînement d’événements, le Curateur public est nommé tuteur de Lucie. Elle ignore tout du rôle du Curateur et des raisons de cette nomination. Elle affirme ne pas avoir été convoquée à la Cour et avoir été contrainte d’accepter cette mesure de protection.

Démarches d’Elsa

Elsa apprend que Lucie n’est pas autorisée à sortir de la résidence puisqu’elle est sous tutelle. Elle apprend aussi que Lucie est « autonome » selon la résidence; que les serrures du condo auquel elle n’a plus accès ont été changées par le Curateur public; que son chien a été remis à une voisine; que tous ses meubles ont été entreposés; que le condo a été vidé et mis en vente puisqu’elle n’y retournerait plus; que sa mère qui habite en Égypte doit libérer son logement et qu’elle a besoin de l’aide de Lucie; que toutes ces démarches coûteront cher à Lucie qui s’en inquiète, et ainsi de suite.

Dépôt de demandes en justice

Elsa s’engage auprès de Lucie et demande le remplacement du Curateur public. Cette demande sera contestée au motif que Lucie n’est pas apte à retourner vivre dans son condo. Des doutes sont aussi entretenus à l’égard d’Elsa. Avec détermination et conviction, cette dernière réussira à se faire nommer tutrice légale de Lucie dans le seul but de lui permettre de récupérer sa liberté, sa dignité, l’usage de ses biens et son condo.

Le Curateur public cédera à la demande en remplacement la veille de l’audience. Elsa s’est assurée par ailleurs de réserver l’exercice des droits de Lucie dans l’éventualité de recours judiciaires, ce qui se produit éventuellement en raison des reproches découlant de l’administration faite pendant deux ans par l’organisme public.

Elsa est d’avis que Lucie a été indûment privée de liberté pendant 18 mois, que ses aptitudes ont été sous-évaluées, que des décisions ont été prises sans la consulter, qu’elle était apte physiquement et financièrement à retourner vivre dans son condo, avec un peu d’assistance, qu’elle a été ébranlée et demeure inquiète de se faire amener de force pour aller vivre ailleurs, que les meubles entreposés ont été brisés, détruits, ou sont disparus. Elle décide d’exercer les droits en justice comme tutrice de Lucie.

À présent, nous devons colliger la preuve. Le médecin traitant de Lucie fournira des rapports concluants de ses aptitudes. L’ergothérapeute expert conclura que Lucie pouvait retourner dans son condo avec un minimum d’adaptations domiciliaires requises. Sa cousine fournira des photos des meubles existants avant l’entreposage. Une préposée du Manoir expliquera que Lucie était autonome pendant son séjour. Une autre préposée expliquera les services à domicile qu’elle peut fournir. Un administrateur de l’immeuble expliquera les frais encourus par Lucie pour l’entretien de son condo. Un expert témoignera de la valeur des meubles brisés ou manquants (15 000 $). Elsa ne négligera aucuns frais dans sa réclamation, y compris les frais de l’assurance habitation prise en sus de celle déjà existante, ceux relatifs à l’administration faite par l’organisme public, aux professionnels, à la préparation de déclarations de revenus alors qu’elle devait être sans frais, à l’entreposage des meubles, aux procédures judiciaires et aux pénalités appliquées en raison du retard de paiement des comptes domiciliaires.

La réclamation en dommages et intérêts s’élève à près de 120 000 $. Le Curateur public conteste et réclame ses frais lors de sa tutelle. Plutôt que d’être entendu par un tribunal, le litige sera réglé en conférence de règlement à l’amiable. Cette solution négociée mettra un terme au débat. Elsa est satisfaite d’être allée jusqu’au bout pour faire valoir les droits de Lucie et obtenir une compensation juste pour les pertes financières et la privation de sa liberté.

Droits et recours pour privation de liberté

La privation de la liberté a un coût. Les tribunaux civils sanctionnent les entorses illégales à la liberté de mouvement. Ils accordent une réparation fondée sur la durée. Le calcul se fait par jour de privation, selon les conditions propres à la situation.

Comme l’écrivait la Cour suprême du Canada au sujet des dommages moraux :

« Le bonheur et la vie n’ont pas de prix. L’évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique. L’indemnité doit être équitable et raisonnable, l’équité étant mesurée à l’aide de décisions antérieures; mais l’indemnité est aussi nécessairement arbitraire ou conventionnelle. » [1]

Les montants sont minimes, mais il reste que le préjudice moral découlant d’une atteinte à un droit fondamental garanti par la Charte des droits et libertés de la personne mérite compensation [2]. Dans l’arrêt St-Ferdinand, la Cour suprême du Canada a confirmé l’indemnité accordée par la Cour supérieure [3]. À cette époque, un montant de 1 750 $ par personne avait été accordé pour compenser les souffrances générées par le débrayage des employés d’un hôpital psychiatrique durant une durée de près de 35 jours où les bénéficiaires avaient été privés d’environ la moitié des soins dont ils avaient besoin. Les atteintes à l’intégrité et à la dignité méritent une compensation. Dans l’histoire de Lucie, Elsa a exercé ses droits en tant que personne proche aidante guidée par son engagement envers Lucie et par son souci du respect de sa dignité.

 


[1] Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, 261

[2] Québec (Curateur public) c. Syndicat des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

[3] Québec (Curateur public) c. Syndicat des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. 359