Partie 3 d’une série de 4 articles sur le logement

Rôle des tribunaux

Au cours des dernières années, des groupes de défense des droits des personnes itinérantes ont dû se défendre devant les tribunaux face à des demandes d’ordonnances visant le démantèlement de leurs campements. Avec le nombre croissant de campements dans les villes, résultat notamment, mais pas seulement, de la pandémie, des actions ont été entreprises par les villes pour déloger les personnes installées. Ces actions ont donné lieu à des procédures judiciaires fondées généralement sur la sécurité des personnes concernées et la libre disposition de la propriété privée occupée par les campements.

Des jugements rendus dans l’Ouest canadien ont développé la notion de «droit au refuge» lorsqu’il a été démontré que le nombre de personnes ayant besoin d’un refuge est supérieur au nombre de places disponibles dans les refuges. Nous prendrons pour exemple une décision rendue le 27 janvier 2023, par un tribunal de Waterloo, en Ontario pour résumer ce nouveau droit [1].

Au soutien de sa demande, la ville demandait à être autorisée d’utiliser la force pour démanteler les campements situés sur une propriété municipale dans le centre-ville et déloger les «campeurs». Elle invoquait les risques associés au campement pour les personnes qui s’y installent et y vivent. Celles-ci se représentant seules ou étant représentées par des avocats nommés par le tribunal à titre d’amis de la cour (amicus curiae) ont fait valoir que le règlement municipal était invalide puisque l’interdiction d’ériger un campement les laissait sans logement compte tenu du manque de places dans les refuges dans la région de Waterloo, ce qui les mettait à risque.

Le tribunal a refusé d’émettre l’injonction demandée par la ville. Dans sa décision, le juge a pris en considération les avantages et les risques soulevés par la ville, et salué les efforts réels et louables réalisés face à la situation [2]. Il a plutôt retenu l’opinion du médecin expert dans son analyse des risques et bénéfices apportés pour les «campeurs»: diminution de l’isolement et de la fatalité, avantages de la vie en groupe, meilleur sommeil, apport de repos physique et mental, par opposition aux risques de violence, d’imprévisibilité et de traumatismes additionnels, inhérents aux refuges. Il s’est questionné ouvertement sur l’accessibilité à des lits dans les refuges.

Le tribunal s’est appuyé sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés comme suit.

Faisant référence à la décision Carter de la Cour suprême du Canada (2015), le tribunal a conclu que la capacité d’avoir accès à un abri convenable est une nécessité de la vie faisant partie du droit à la vie protégé par la Charte canadienne [3].

Faisant référence à la décision Morgentaler de la Cour suprême du Canada (1988) [4], le tribunal conclut:

creating shelter to protect oneself is, in my opinion, a matter critical to any individual’s dignity and independence. The Region’s attempt to prevent the homeless population from sheltering itself interferes with that population’s choice to protect itself from the elements and is a deprivation of liberty within the scope of section 7. [5]

Faisant référence à la décision Chaoulli de la Cour suprême du Canada (2005) [6], le tribunal conclut que la prohibition de la municipalité à l’effet d’ériger des campements temporaires met à risque la santé des itinérants et les prive de leur droit à la sécurité protégé par l’article 7 de la Charte canadienne.

Le tribunal ontarien conclut que le règlement municipal est invalide:

I declare that the By-Law is inoperative insofar, and only insofar, as it applies to prevent the residents of the Encampment from living on and erecting temporary shelters without a permit on the Property when the number of homeless persons exceeds the number of available accessible shelter beds in the Region [7].

Cette décision du tribunal ontarien est fort éloquente et convaincante du point de vue des droits de la personne et de la protection accordée aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité. En effet, la violation de ces droits est rarement justifiée et le tribunal le souligne en ces termes: «The rights protected are fundamental and not easily overridden by competing social interests. [8]» La référence à la Charte canadienne des droits reflète bien l’esprit des objectifs que ce sont fixés les Nations Unies en 2015 [9], et surtout ceux-là de sa Rapporteure spéciale en matière de logement, en 2021, à savoir qu’il est essentiel de développer une stratégie sur le logement qui tienne compte des droits de la personne. Ce faisant, ce jugement du tribunal, et les autres décisions auxquelles il fait référence, confirme l’existence d’un droit à un refuge, mais aussi à un logement suffisant, conformément à la Loi canadienne sur la stratégie nationale. Il s’agit d’un pas de plus vers la reconnaissance des obligations des autorités de répondre aux besoins de logement des personnes les plus vulnérables de la société.

La situation de l’itinérance est devenue au sein des villes, à travers le monde, un problème majeur et sérieux, voire une épidémie selon l’expression même du juge ontarien Valente. Les municipalités doivent y consacrer temps et énergie pour répondre et respecter les droits des personnes concernées. Les gouvernements adoptent politiques et stratégies de lutte contre l’itinérance, lesquelles énoncent des principes [10]. Dans l’intervalle, les tribunaux continueront d’être appelés à se prononcer sur la réalité: le droit des personnes à un logement suffisant. Le droit québécois n’y échappe pas.


[1] The Regional Municipality of Waterloo v. Persons Unknown and to be Ascertained, 2023 ONSC 670, [2023], CV-22-717 aux par. 81-82.

[2] Ibid., au par. 153.

[3] Ibid., au par. 96.

[4] Ibid., au par. 99.

[5] Ibid., au par. 101.

[6] Ibid., au par. 104.

[7] Ibid., au par. 157.

[8] Ibid., au par. 129.

[9] ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 octobre 2015, 70e session, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030; Objectif 11. Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables; et plus particulièrement, l’objectif 11.1 : D’ici à 2030, assurer l’accès de tous à un logement et des services de base adéquats et sûrs, à un coût abordable, et assainir les quartiers de taudis.

[10] GOUVERNEMENT DU CANADA. Stratégie nationale du Canada pour le Programme 2030 — Aller de l’avant ensemble, 2021, 39 p., La Stratégie est envisagée « comme un moyen d’améliorer la qualité de vie et de répondre aux besoins et aux priorités des gens, notamment un logement sûr […]. »