Au cours des derniers mois, ce sujet est venu dans l’actualité à maintes reprises. J’ai eu l’occasion d’y réfléchir et de publier un billet en quatre parties au printemps dernier. J’ai été sollicitée — et je le suis encore — pour donner des conférences sur le thème du droit à un logement comme droit humain. Le sujet mérite qu’on s’y attarde à nouveau à la suite de la récente décision de la Cour d’appel du Québec.
Injonction pour éviter l’éviction
En mars 2023, la Clinique juridique itinérante a introduit une demande judiciaire (injonction interlocutoire) visant à empêcher l’éviction des personnes itinérantes qui ont érigé un campement sous l’autoroute Ville-Marie et le démantèlement de ce campement. Le 7 juin 2023, la Cour supérieure du Québec émettait une ordonnance d’éviction, assortie d’un sursis d’exécution, jusqu’au 15 juin [1]. La Clinique a demandé à la Cour d’appel la permission d’en appeler de ce jugement. Le 13 juin, le ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec s’est engagé à suspendre l’éviction en attente de la décision de la Cour d’appel. Celle-ci a rendu sa décision le 29 juin 2023: elle a rejeté la demande de permission d’appel [2].
Questions importantes entourant l’itinérance
D’entrée de jeu, le juge de la plus haute instance judiciaire, saisi par la demande de permission, reconnaît l’importance des questions soulevées en référant aux nombreuses décisions et publications sur le sujet au Canada depuis 2006. Il reconnaît que «la Charte canadienne doit être interprétée pour assurer la protection des personnes les plus vulnérables de la société». Il cite ensuite le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada qui écrivait: «Je crois que lorsqu’ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu’elle ne devienne pas simplement l’instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l’objet est d’améliorer le sort des moins favorisés» [3]
Balance des inconvénients
Devant la Cour supérieure, le ministère des Transports avait convaincu le tribunal que les inconvénients favorisaient la poursuite des travaux de réfection de l’autoroute Ville-Marie, à Montréal.
«Essentiellement, le jugement de première instance a conclu que la balance des inconvénients favorisait la poursuite des travaux de réfection de l’autoroute Ville-Marie. Ces travaux, certains présentant une certaine urgence, sont nécessaires à la sécurité des usagers et à l’utilisation de l’autoroute. En effet, l’état actuel de l’autoroute constitue un danger même pour les habitants du campement.»
Dans les faits, en juillet 2022, le ministère des Transports et de la Mobilité durable avait octroyé un contrat de près de 36 millions de dollars à un entrepreneur pour la réfection de l’autoroute. Or, plusieurs personnes itinérantes habitaient dans des tentes sous cette autoroute. En mars 2023, plusieurs d’entre elles ont reçu en mains propres un avis d’éviction. Les procédures judiciaires introduites, il appartenait à la Clinique de démontrer que la balance des inconvénients pesait sur les personnes en situation d’itinérance, ce qui a échoué.
Vivre sans logement sous l’autoroute n’est pas un droit
La Clinique juridique reconnaît que c’est sans droit que les personnes vivent dans un campement sous l’autoroute. Elle plaidait «que l’expulsion des individus, sans qu’ils aient un endroit alternatif où se loger, viole leur droit à la sécurité et à la vie, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne.» Elle cherchait à prolonger le sursis d’exécution jusqu’au 15 juillet et éventuellement, à obtenir une ordonnance à l’égard du ministère afin de mettre en œuvre un plan d’action développé par Résilience Montréal pour loger les personnes itinérantes.
La Cour reconnaît que la description de la Clinique dans sa demande en justice est juste et persuasive:
- Ce recours concerne certaines des personnes les plus marginalisées et les plus vulnérables de notre société. Les personnes qui se trouvent en situation d’itinérance sont confrontés quotidiennement à des systèmes d’exclusion multiples et superposés. Ceci les empêche de combler leurs besoins les plus fondamentaux, tels l’accès au logement, à la nourriture et aux soins médicaux.
- Dans ce contexte et afin d’assurer leur survie, les personnes en situation d’itinérance sont souvent poussées à se rassembler dans des campements informels extérieurs. Loin d’être idéales, ces installations forment néanmoins de véritables communautés d’entraide et de réciprocité qui peuvent subsister à long terme.
La Clinique demandait à la Cour de reconnaître que l’éviction des personnes en itinérance «porterait une atteinte injustifiée aux droits qui sont garantis à ses membres en lien avec l’article 7 de la Charte canadienne des droits». Pour la Clinique, «la capacité de se procurer un abri adéquat est une nécessité de la vie qui relève du droit à la vie, protégé par l’article 7 de la Charte canadienne. L’expulsion des personnes en situation d’itinérance sans possibilité de refuge alternatif viole ce droit en exposant ces personnes à des atteintes physiques et psychologiques, ce qui justifie le prononcé d’une injonction interlocutoire.»
La Cour a d’abord rappelé que:
«Les contestations judiciaires fondées sur les Chartes imposent un cadre d’analyse qui relève de leurs structures, de l’interprétation des droits protégés et de la justiciabilité des questions présentées aux tribunaux. Les débats qui concernent des politiques sociales complexes ne s’insèrent ou ne s’intègrent pas toujours facilement dans ce cadre d’analyse.»
Les cours de justice ont un rôle limité lorsqu’il est question des chartes de droit. Le rôle des tribunaux est celui de trancher des différends et d’accorder une réparation juste et convenable. Ils doivent éviter de rendre des décisions pour lesquelles ils ne sont pas les experts. En bref, «l’intervention judiciaire à l’égard de questions sociales complexes qui ne relèvent pas au premier chef du rôle des tribunaux.»
Ensuite, au stade préliminaire, l’apparence de droit de la Clinique n’a pas convaincu les tribunaux: d’une part, il n’existe pas de droit constitutionnel à un logement; d’autre part, il n’y a aucune obligation pour l’État de mettre en œuvre un plan d’action pour loger les personnes en itinérance vivant sous l’autoroute. À l’inverse, le droit du Ministère est clair.
Il «n’existe pas de droit constitutionnel autonome à l’érection d’un abri dans les espaces publics». Il n’existe pas non plus, selon nos tribunaux, une obligation positive de pourvoir au maintien de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, quoique cela pourrait être possible. Pour la Cour supérieure et la Cour d’appel, la solution concernant la question d’intérêt public de relocalisation des personnes itinérantes relève des gouvernements et non des tribunaux.
Conclusion
Cette décision contraste avec celle rendue par un tribunal ontarien en janvier 2023. Dans sa décision, le tribunal a refusé d’émettre l’injonction visant le démantèlement, demandée par la ville de Waterloo, à l’égard des «campeurs» sur une propriété municipale. Ceux-ci n’avaient pas de place où se loger par manque de places dans les refuges. Et, la validité du règlement municipal était attaquée par les opposants à la ville.
Dans le cas tranché en défaveur de la Clinique juridique itinérante, la demande en injonction provenait de la Clinique; il ne manquait pas de place dans les refuges et le règlement municipal n’était pas attaqué. Malgré ces distinctions importantes, il faut noter que le tribunal ontarien a élaboré la source d’un droit à un logement dans l’article 7 de la Charte, lequel énonce le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité.
La référence à la Charte canadienne des droits reflète bien l’esprit des objectifs que se sont fixés les Nations Unies en 2015 [4]. La Rapporteuse spéciale des Nations Unies en matière de logement précisait en 2021 qu’il est essentiel de développer une stratégie sur le logement qui tienne compte des droits de la personne. L’existence d’un droit à un refuge, à un logement suffisant n’est pas acquise. Il faudra s’appuyer sur le droit international pour continuer l’effort de cette reconnaissance. Il faudra également que les gouvernements continuent de mettre en œuvre des plans d’action visant à surmonter cette problématique croissante de santé publique.
[1] Clinique juridique itinérante c. Procureur général du Québec, 2023 QCCS 1949
[2] Clinique juridique itinérante c. Procureur général du Québec, 2023 QCCA 855
[3] R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 779
[4] ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 octobre 2015, 70e session, Transformer notre monde: le Programme de développement durable à l’horizon 2030; Objectif 11. Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables; et plus particulièrement, l’objectif 11.1: D’ici à 2030, assurer l’accès de tous à un logement et des services de base adéquats et sûrs, à un coût abordable, et assainir les quartiers de taudis.